Chronique Ecadienne #3 - Octobre 2004

La réduction des risques présents dans l'approvisionnement de défense:
Une approche par les contrats 

Jean-Michel Oudot


L’émergence de contingences imprévues dans la relation visant à acquérir des systèmes d’armes entraîne des effets adverses sur la performance des partenaires à l’échange. L’amélioration de cette performance implique donc la réduction des risques présents dans l’approvisionnement de défense. Nous entendons par risque un « évènement dont l’apparition n’est pas certaine et dont la manifestation est susceptible d’engendrer des dommages et des perturbations significatifs sur le programme » (DGA [1995] p.7). Dans le cadre de ma thèse, les mécanismes contractuels permettant de réduire non seulement la probabilité d’occurrence de ces risques mais aussi leurs impacts sont recherchés.

En étroite relation avec les industriels du secteur, une typologie des risques présents dans l'approvisionnement de défense a été déterminée. Trois sources principales de ces risques ont ensuite été identifiées.

La première est composée de l’ensemble des forces extérieures à la relation. Ces risques exogènes sont par exemple les risques technologiques et industriels.

La deuxième origine des risques est le non-respect des engagements contractuels pris initialement par les partenaires. Citons par exemple les effets adverses sur les coûts de production et de transaction engendrés par la non réalisation des prérequis de l'administration publique, les défaillances de la sous-traitance ainsi que les variations ex-post de la demande, qu'elles portent sur la spécification du matériel ou sur la quantité commandée.

La troisième source de risques est l'asymétrie de pouvoir, octroyée à l'acheteur par la nature administrative du contrat et par sa position d’acheteur unique. Cette position privilégiée est parfois exploitée par cet acheteur de façon non coopérative. Nous qualifierons cela d’opportunisme de l’acheteur public. Cet opportunisme se traduit dans le secteur de la défense par l'imposition unilatérale de certaines clauses, comme les pénalités, l'abandon des avances forfaitaires, l'appropriation par l'acheteur de la propriété intellectuelle des industriels. La prise de décisions unilatérales de l’acheteur visant à modifier les conditions d’exécution de la relation (la quantité commandée par exemple) sans accorder une compensation totale à l’industriel est également une forme d’opportunisme. Il s’agit aussi de la non acceptation abusive des résultats d’une étude ainsi que la remise en cause injustifiée de certains choix des industriels (du plan d’acquisition par exemple).

Les risques exogènes ouvrent à la voie aux risques endogènes. Ces derniers s’auto alimentent. Le non-respect des engagements contractuels et l'opportunisme de l'acheteur(1) sont en effet en partie des phénomènes similaires, le second favorisant le premier notamment (KLEIN [1988]). Nous sommes donc en présence d’effets cumulatifs de facteurs qui ont des origines communes.

Les solutions contractuelles à ces problèmes sont en partie identiques. Elles visent à réduire ces risques en s'attaquant directement à leurs origines.

La réduction de la probabilité d’occurrence des risques et la diminution de leur impact sont réalisables à travers quatre orientations contractuelles principales. Il s'agit de la stabilisation des conditions d'exécution de la relation, de l'adaptation de ces conditions dans certaines circonstances, de la répartition des risques ainsi que de l'équilibrage des pouvoirs des partenaires.

La stabilisation des conditions d'exécution de la relation permet non seulement de résoudre les problèmes de non-respect des engagements contractuels mais aussi de limiter l'opportunisme de la personne publique. C'est la principale orientation à prendre afin de réduire les risques.

Les industriels rencontrés dans le cadre de ma recherche –entre juillet et septembre 2004- ont bien insisté sur l'importance pour eux de voir leur partenaire, qu'il s'agisse de leurs sous-traitants ou de l'acheteur, respecter ses engagements initiaux. Les termes contractuels sont issus de négociations longues et précises et donnent lieu à des choix organisationnels en partie irréversibles. Chacune des parties prévoit en effet son plan de travail selon les engagements pris par l’autre partie. Le non-respect des engagements du partenaire pose des problèmes organisationnels importants. Ceux-ci se traduisent par des surcoûts, notamment à cause de retards en chaîne. C'est pourquoi les industriels ont pour principale motivation, lors de la rédaction du contrat, d'éviter toute surprise dans l'exécution du contrat. Cela se traduit par leur volonté d'écrire un contrat le plus complet possible(2) et d'y introduire des garde-fous.

Les industriels nous ont par ailleurs confirmé que les acheteurs publics de défense ont les mêmes motivations. Les parties vont ainsi chercher à écrire le contrat de sorte que l’exécution de ce contrat corresponde à l’accord initial (KLEIN [1992]). La capacité de l’acheteur à se comporter de façon opportuniste sera ainsi réduite. Cette orientation est relativement nouvelle en France, puisque datant d'une dizaine d'années environ. Aussi une recherche approfondie sur les outils contractuels favorisant une telle stabilisation dans l'approvisionnement de défense est-elle nécessaire.

La stabilisation des conditions d'exécution du contrat initialement convenues par les parties n'est cependant pas possible ni même souhaitable dans certaines circonstances. L'évolution de certaines forces exogènes, comme des aléas de la nature ou la modification de préférences des décideurs politiques, entraîne un changement de l'environnement de la transaction, ce qui contraint les partenaires à ne pas honorer leurs engagements contractuels initiaux. L'adaptation des conditions d'exécution de la transaction est alors nécessaire.

Cette flexibilité est par ailleurs souhaitable lorsque les risques matérialisés dépassent de façon importante ceux anticipés. MÉNARD [2000] utilise ainsi, p.241, le critère de stabilité des conditions d'exécution de la relation. Dans les deux cas, la stabilisation efficace de la relation implique l’adaptation des termes de cette relation. Rendre la relation flexible est un moyen majeur d’assurer la stabilité et la continuité de la relation dans un contexte d’incertitudes importantes.

Les enjeux en termes de recherche sont triples :

- déterminer les outils contractuels permettant d'assurer une telle adaptation,

- fixer les conditions précises et quantifiables sous lesquelles l'adaptation doit être préférée à la stabilisation,

- identifier les conditions d'une adaptation juste et efficace.

La troisième orientation contractuelle visant à réduire les risques endogènes consiste à répartir les risques. Si les parties ne respectent pas leurs devoirs ou s'ils ne coopèrent pas c'est en effet soit parce qu'ils n'en ont pas la possibilité, du fait par exemple d'aléas de la nature ou de problèmes organisationnels, soit parce que ce n'est pas dans leur intérêt, tel qu'il est au moment de l'exécution du contrat.

La dimension incitative de la gestion contractuelle des risques prend alors toute son importance. En répartissant de façon optimale les risques, le contrat participe à inciter les partenaires à respecter leurs engagements, ce qui favorise la performance de la relation contractuelle. C'est bien l'idée énoncée par TRIANTIS [2000]. Cet auteur montre en effet, p.101, que l’allocation contractuelle des risques a des conséquences importantes sur l’efficacité de la relation pour trois raisons principales :

- La première est due à son impact sur l’ampleur du risque avéré à travers la création d’incitations à fournir l’effort nécessaire pour empêcher l’émergence du risque. Nous voyons bien ici l'importance de la répartition des risques dans l'objectif de minimisation de la probabilité d’occurrence des risques.

- En participant à la détermination des incitations à investir (en capital ou en information) pour chacune des parties, la répartition des risques impacte également sur l’allocation des ressources.

- Enfin, l’allocation des risques exploite les différences de capacité des parties à supporter le risque.

Il s'agit dans cette perspective de déterminer les critères de répartition des risques assurant la minimisation des risques et ensuite de mettre à jour les outils contractuels permettant de répartir les risques dans la pratique.

Equilibrer les pouvoirs des partenaires est la quatrième orientation contractuelle permettant de réduire les risques. La stabilisation des conditions d'exécution prévues de la relation est certes importante pour réduire certains risques endogènes mais est insuffisante notamment pour réduire la capacité de l'acheteur à imposer unilatéralement ses préférences contractuelles.

Des pouvoirs équilibrés des deux partenaires principaux permettraient d'une part d'adopter des clauses contractuelles plus justes et équilibrées, en imposant non seulement des devoirs à l'acheteur mais aussi en prévoyant des pénalités en cas de non-respect de ces devoirs par exemple. Ex-post, avoir des parties aux droits et devoirs symétriques favoriserait le respect des engagements pris en empêchant une partie de prendre des décisions unilatérales défavorables à l'autre partie. L'exécution stricte des termes contractuels serait ainsi renforcée.

L'asymétrie de pouvoir dont bénéficie la personne publique est cependant nécessaire à la coordination du maintien et du développement des compétences techniques participant à la sécurité nationale sur le long terme. Elle doit néanmoins être tempérée lorsque la dimension économique de l'approvisionnement est abordée. Toute la difficulté est ici de séparer les mesures nécessaires pour des questions sécuritaires et stratégiques, des enjeux purement économiques. Pour approfondir ces réflexions, il s'agira de déterminer, dans la poursuite de la présente démarche, les moyens contractuels à instaurer afin d'assurer cet équilibre des pouvoirs sur les questions influençant la performance économique de la relation commerciale et industrielle.

Pour répondre aux questions sous jacentes à ces quatre orientations contractuelles, nous pouvons utiliser les propositions théoriques issues de la nouvelle économie institutionnelle. La théorie des coûts de transaction (WILLIAMSON [1985]) est en effet particulièrement importante pour identifier les solutions assurant la stabilisation des conditions d'exécution du contrat, tout en maintenant une certaine flexibilité. La théorie de l'agence (LAFFFONT-TIROLE [1993]) est de son côté utile pour traiter de la répartition des risques. Les résultats de nos recherches portant sur les modalités contractuelles permettant de réduire les risques présents dans l'approvisionnement de défense seront présentés prochainement.

Jean-Michel Oudot

 

(1) Les fournisseurs peuvent également se comporter de façon opportuniste à la fois ex-ante et ex-post en orientant par exemple la technologie retenue par l'acheteur sur celles maîtrisées par eux-mêmes ainsi qu'en exploitant l'information privée qu'ils détiennent sur leurs coûts de production. La résolution de ces problèmes implique la mise en place de mécanismes de révélation de l'information.

(2) Sur la question du degré de complétude du contrat, nous pourrons utilement nous reporter à l’article de SAUSSIER [2000].

 


Références :